Chirac est dans mon tout premier souvenir d’enfant. Au risque de faire très « Mélanie Laurent », c’était en 1995. J’avais cinq ans et j’ai pleuré en apprenant son élection à la télé. « Je voulais celui avec les lunettes et les bouclettes (Jospin, ndlr), fais quelque chose ». C’est ce que j’ai dit à entre deux reniflements à celui que l’on croit omnipotent à cet âge : le père. Avais-je senti venir une quelconque patate ?
A l’époque, je ne savais pourtant pas que « le bruit et l’odeur » était la marque d’un tournant politique. Ces années-là, l’immigration devenait un enjeu électoral bien au-delà de l’extrême droite. Chirac, lui ne savait pas encore qu’il refuserait le débat avec Le Pen au deuxième tour des élections de 2002. Je ne savais pas qu’il avait donné l’assaut dans la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie. Je ne savais pas, non plus, qu’il faisait partie des rares députés de droite à voter pour l’abolition de la peine de mort.
Plus tard, j’ai su, plus que de raison, qu’il s’était opposé à la guerre en Irak, aux services de sécurité israéliens lors d’une visite à Jérusalem. J’ai appris, par cœur, pourquoi et comment il avait décidé de procéder à la dissolution de l’Assemblé Nationale et j’ai sûrement du lâcher un présomptueux « mais quel con » sur les bancs de ma fac de droit. Il a, soyons honnête, aussi beaucoup aidé à ma compréhension des notions d’emploi fictif et de privatisation. C’était l’époque ou ses tee-shirts fleurissaient partout, ou d’un coup tous les gens de mon âge ont découvert qu’il était beau et intrépide. En 2005, j’étais assez consciente pour me rendre compte qu’il n’avait peut-être pas idée d’à quel point la « fracture » était profonde en décidant de l’état d’urgence au moment des révoltes urbaines. 2007, j’ai le bac et le vertige en me disant : « mais en fait, j’ai connu que lui comme président ».
Une rencontre sur une aire de repos normande
Mais c’est toujours mieux les gens qui vous donnent autant de raisons de les aimer que des les détester. Ça nous rappelle notre humanité. C’est sûrement cette humanité là qui restera de Jacques Chirac. A tort ou à raison. Celle qui fait que tant de gens se sont pressés pour faire une photo à ses côtés alors qu’il était paisiblement attablé au self d’une aire de repos normande bien après 2007. Il attendait la bière qu’il avait commandée tout en vouvoyant son épouse, Bernadette. Un moment concentré de Chiraquie et de surréalisme. Sa bière n’arrivant pas, il s’est levé une fois que tout le monde avait eu sa photo et s’est arrêté devant ma table : « bon appétit ». « Personne lui a dit que j’ai chialé en 95 » ai-je pensé. En fait, c’est sûrement qu’il y a des réflexes de campagne qui ne se perdent pas quand ils ne forcent pas votre nature.
Ce jour-là, je me suis dit que Chirac est le seul que j’aurais pu imaginer discuter avec mon père qui a le « salopard » très facile quand les conversations s’animent. Parce qu’il lui aurait sûrement répondu « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre ». Parce que chez les darons arabes, Chirac, c’est quelqu’un, mon père est la première personne que j’ai appelé en apprenant le décès de Jacques Chirac. Il n’a pas dit « salopard », il a dit « miskine ».
Latifa OULKHOUIR