En février dernier, le professeur Christophe Barrat se suicidait sur son lieu de travail à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Le geste du chirurgien de renom a provoqué une onde de choc pour l’ensemble du personnel, en particulier celui du service de chirurgie digestive dans lequel il exerçait. Si la direction de l’hôpital a évoqué sa « lutte contre une maladie grave » pour expliquer ce suicide, son collègue Pierre Nahon a évoqué, dans les colonnes de Libération, « une vraie souffrance au travail » vécue par le médecin.
Un mois plus tard, le Bondy Blog a souhaité revenir, à froid, sur cette souffrance au travail dans le milieu hospitalier. Nous avons rencontré Marion et Indira*, toutes deux étudiantes en quatrième année de médecine à l’université Paris-13. Elles nous racontent leur vie d’externe dans différents hôpitaux de Seine-Saint-Denis.
Tout commence, comme tous les autres, par une vocation venue plus ou moins tôt, une première année de médecine redoublée, faute de réussite au sacro-saint concours. « Il y a une véritable différence entre la perception que tu te fais de la charge de travail et ce tu vis vraiment, souligne Indira. Une fois l’année commencée, tu réalises que c’est pire que tout ce que tu as pu imaginer. » Une habitude de la besogne qui survit aux années. « Par rapport à d’autres filières, on bosse énormément. Aujourd’hui, en regardant notre journée-type : on est en stage de 9h à 12h-12h30 puis on rentre chez nous déjeuner, on essaie de se mettre à notre bureau à partir de 14h jusqu’à 21h-30 sans s’arrêter. »
On a l’habitude qu’on nous parle mal
Depuis plus d’un an, les deux étudiantes sont externes. Elles travaillent à l’hôpital chaque matin du lundi au vendredi. Elles sont chargées de consulter chaque patient de leur service et effectuer des bilans de santé. Elles peuvent également être amenées en fonction de service à avoir une certaine charge de travail : « La condition d’externe dépend du service dans lequel tu exerces : dans certains services, tu ne sers pas à grand-chose tandis que dans d’autres, tu bosses vraiment du début à la fin. Parfois, tu ne fais que de la paperasse qui s’apparente à du travail de secrétariat. Mais après, on sait que c’est un peu notre job. » Un job payé une misère : un euro de l’heure soit 100 euros par mois, et un emploi du temps surchargé entre les cours et les moments à l’hôpital.
Marion et Indira ont été amenées à effectuer leur stage d’un semestre dans différents établissements hospitaliers de Seine-Saint-Denis : René Muret à Sevran, Jean Verdier à Bondy, Avicenne à Bobigny… A chaque fois, le constat est le même : le manque de moyens et de personnel est criant dans certains hôpitaux. « A Jean Verdier, ça se sentait qu’ils étaient en manque de médecins, se souvient Indira. Ils sont vite débordés, lorsqu’il n’y a pas de médecin c’est à l’externe de tout faire. A René Muret aussi, c’était pareil, Marion et moi étions ensemble en gériatrie là-bas et il n’y avait vraiment aucuns moyens, dans notre service il y avait 46 patients pour deux médecins, dont la chef de service. Normalement le chef de service n’est pas censé consulter les patients ; là, elle devait faire les consultations. Il devait également y avoir 4 infirmières pour gérer les 46 patients. Il n’y en avait qu’une ! »
Autre source de difficultés pour les externes, les relations avec leurs supérieurs hiérarchiques. « On a l’habitude qu’on nous parle mal et l’habitude de ne rien dire, expliquent-elles. En médecine, tout est extrêmement hiérarchisé. Ça ne nous viendrait même pas à l’idée de hausser la voix pour dénoncer cela ou d’alerter un supérieur. Chez nous, les chefs sont tellement idéalisés que s’ils te parlent mal, tu vas juste t’écraser… C’est ce même chef qui peut te faire valider ou non ton stage selon son humeur. »
Un avenir angoissant
Indira se souvient d’une expérience en particulier : « Avec le chef de service, on faisait le tour des patients. A un moment, il me demande si j’ai fait un examen spécifique auprès d’un patient, mais je ne l’avais pas fait parce que personne ne me l’avait demandé et je n’en voyais pas l’utilité dans le cas présent. Il m’a engueulé devant un autre médecin du service, qui regardait la scène en rigolant. Quand le chef est parti, le médecin en question m’a regardé et m’a dit ‘Je l’avais déjà fait au patient, cet examen.’ Je lui demande pourquoi il ne l’a pas dit au chef, évidemment. Il me répond ‘ça me faisait rire de te voir faire engueuler comme ça’. »
Marion, elle, est aujourd’hui en stage au service réanimation de l’hôpital de Pontoise. Elle a vécu ce type de scènes dès son arrivée dans le service. « Un médecin me pose une question, du type ‘Il va où, ce patient ?’, je réponds que je ne sais pas. Il marque un temps d’arrêt, m’observe. Puis me lance ‘Mais t’as fait des études, toi ?’ Le pire dans tout c’est que tu ne peux rien dire, tu ne peux qu’acquiescer. » En stage au service de chirurgie bariatrique à Avicenne depuis un an, Indira a vécu de près le traumatisme causé par le suicide du professeur Barrat. « Ce qui était vraiment choquant, c’est est de se dire qu’il est allé sur son lieu de travail alors qu’il n’était pas de service, qu’il a mis sa blouse puis qu’il est passé par la fenêtre, souligne-t-elle. C’était un médecin reconnu, en fin de carrière qui était proche de la retraite. Le lendemain, j’étais de garde et, lorsqu’il fallait passer devant son bureau, c’était beaucoup trop pesant pour moi. »
Aujourd’hui, les deux étudiantes poursuivent leurs études avec la passion de leur vocation mais dans l’angoisse de leur avenir. Une vie personnelle quasi-inexistante, des journées à rallonge, un salaire en-deçà des attentes, des moyens financiers et humains indigents : voilà le quotidien des travailleurs du secteur hospitalier, selon Marion et Indira. Pas encore médecins mais déjà inquiètes.
Félix MUBENGA
*prénoms modifiés