Au cours de la nuit du 17 au 18 novembre 2015 dans le centre-ville de Saint-Denis, au 48, rue de la République, Lassina Traoré sort de son appartement du quatrième étage, affolé, sous les balles du Raid, avec pour seul bagage sa clef autour du cou. Les forces de l’ordre assaillent son immeuble. L’opération vise le commando terroriste Abdelhamid Abaaoud, Chakib Akrouh et Hasna Ait Boulahcen, juste au-dessous, au troisième étage.
Trois ans plus tard, Lassina Traoré, porte-parole de l’association DAL des victimes du 48, comme deux autres anciens locataires, est encore logé à l’hôtel à Saint-Denis et attend toujours une solution pérenne. Célibataire sans enfant, cet intérimaire du BTP n’est pas prioritaire. Il a rencontré un obstacle supplémentaire : une absence jusqu’à présent de ressources pérennes, exigées par les bailleurs pour l’octroi d’un logement. Régularisé en 2016, il n’a pas non plus pu bénéficier des aides de l’Etat, qui requièrent cinq ans de résidence régulière.
Une mobilisation des habitants pour se défendre contre le « mépris » des autorités
Pourtant, la plupart des 47 ménages, soit 86 résidents de l’immeuble ont été relogés, raconte un ancien voisin de M. Traoré, N’goran Ahoua, 37 ans, père de famille et président de l’association DAL des victimes du 48 rue de la République. L’association, indique-t-il, a été créée peu après l’assaut, alors que la mairie avait abrité la plupart des habitants du 48 dans un gymnase de la ville. Parmi les combats de l’association, la régularisation des habitants sans papiers, qui a été obtenue pour certains il y a seulement quelques mois, indique M. Ahoua.
Ancien locataire, développeur de profession, M. Ahoua s’est mobilisé par indignation. « Nous avons créé cette association parce que les autorités nous parlaient avec mépris, » raconte-t-il. « On nous disait par exemple qu’on était dans un squat et qu’on devrait s’estimer heureux de ne pas payer de loyer au gymnase. Les habitants n’avaient pas forcément les codes pour se défendre, ils ne maîtrisaient pas tous la langue. Nous voulions leur signaler qu’il ne s’adressaient pas à des illettrés. » Depuis, l’association s’est démenée pour faire valoir les droits des habitants délogés. « Avec le soutien d’habitants, nous avons organisé des manifestations devant la basilique de Saint-Denis ou le Palais de Justice, un sit-in devant l’immeuble, un concert au théâtre Gérard Philipe… Malgré quelques différends, la mairie a aussi été la plus ouverte parmi nos interlocuteurs. »
« Dès les premiers jours, nous avons libéré une dizaine de logements sur le parc de la ville », raconte la mairie de Saint-Denis. Ensuite, c’est la préfecture qui a pris le relais. N’goran Ahoua, sa femme et son fils de 4 ans à présent ont fait partie de la première vague de relogement, dès janvier 2016. Au 48, la famille s’était installée dans un appartement refait à neuf et ne s’était pas inquiétée de l’état de l’immeuble, déjà « catastrophique », croyant qu’il serait refait, poursuit M. Ahoua. Aujourd’hui, leur nouvel appartement ne les satisfait pas tout à fait, notamment en termes de superficie, mais « on fait avec », affirme-t-il.
Encore à l’hôtel, trois anciens locataires espèrent un relogement prochain
Les trois habitants toujours à l’hôtel n’en sont pas encore à ce stade. Un chemin long et laborieux vers le relogement. « Au départ, c’est le GIP HIS [Groupement d’intérêt public habitat et interventions sociales, ndr] qui les accompagnait. Puis la préfecture de Seine-Saint-Denis a demandé à ce que le SIAO 93 reprenne cet accompagnement, » explique Grégory Hochberg, responsable du pôle accompagnement et accès au logement du SIAO 93 (Service intégré d’accueil et d’orientation) porté par l’association Interlogement 93. Il précise qu’il s’agit là d’un « droit de priorité » accordé par la préfecture, les hommes célibataires n’ayant d’habitude plus accès à la prise en charge par le 115 et ayant abandonné ce recours, compte tenu d’un nombre élevé de familles demandeuses et prioritaires.
M. Traoré est désormais logé à l’hôtel Sovereign de Saint-Denis. Une amélioration appréciable, en comparaison avec ses premiers relogements des hôtels miteux de la ville. Il raconte des conditions de vie déplorables : « C’était sale, il y avait des souris, des cafards. On dormait sur des lits superposés, entassés. Nous n’avions que deux douches pour tout l’hôtel et les sanitaires étaient envahis de couches pour bébés. » Mais malgré cette amélioration, au quotidien, les choses les plus simples deviennent pour lui compliquées : sans la possibilité de réchauffer un plat ni de recevoir de la visite, il a la sensation de vivre à moitié. Et il ne peut s’empêcher de se remémorer, encore et encore, ce qu’il s’est passé cette nuit-là. « Je vis cette situation au jour le jour. J’ai une partie de ma vie qui est restée là-bas. Je suis parti juste avec ma clef autour du cou, sans claquettes, sans rien. Quand je repense à tout ça, ça fait mal. On est oubliés. »
Après l’assaut, les résidents du 48 ont en effet dû quitter les lieux en laissant leurs affaires derrière eux. Certains ont pu ensuite revenir les récupérer, en tout cas ce qui n’avait pas été détruit, comme N’goran Ahoua. D’autres, comme M. Traoré, ont définitivement perdu leurs effets personnels. « L’explosion a eu lieu dans son bâtiment, ce n’était pas assez sécurisé pour permettre d’y accéder, » explique M. Ahoua. Difficile de recourir aux assurances pour compenser la perte de biens : « Nos assureurs nous disaient que sans reconnaissance du statut de victime du terrorisme, ils n’avaient pas de pôle permettant de nous indemniser dans ce genre de situation. C’est donc l’Etat qui a payé, sur la base du barême des assurances, » rapporte M. Ahoua.
Pas de statut de victime du terrorisme, mais un statut de victime « collatérale »
Cette reconnaissance du statut de victime du terrorisme à part entière pour les habitants du « 48 » aura été une revendication déçue de l’association : l’Etat ne leur a reconnu qu’un statut de victime « collatérale » du terrorisme. « On a été stupéfaits que cette reconnaissance nous soit refusée, » se souvient M. Ahoua.
Le statut propose un forfait pour la réparation des préjudices matériel, physique et psychologique causés par l’assaut. Un forfait que M. Ahoua estime à quelques milliers d’euros, sans pouvoir en indiquer le plafond : « Eux-mêmes n’avaient pas vraiment de repères, on a l’impression que c’est un truc fait à l’arrache, » ironise-t-il. Surtout, ce n’est pas tant la question matérielle qui motivait la revendication que l’aspect symbolique de cette reconnaissance : « Au-delà des indemnisations, c’était surtout une reconnaissance symbolique de notre préjudice, qui nous aurait permis de passer à autre chose. Ca permet de se reconstruire. Alors que victime ‘collatérale’… » regrette-t-il sans finir sa phrase. Pourquoi ce refus ? M. Ahoua explique : « Les autorités nous ont indiqué que nous ne pouvions pas avoir ce statut parce que les actes de terrorisme ne nous visaient pas personnellement. Alors que nous étions là, au milieu des coups de feu, et que les forces de l’ordre ont pris possession de nos appartements ! »
Aux côtés de M. Traoré, Ahmed El Sharkawi, d’origine égyptienne, est l’autre résident de l’hôtel Sovereign. Il se débrouille pour nous raconter sa situation en français. Au 48, il vivait avec un ami au deuxième étage. A présent, lui aussi attend son relogement, comme le troisième locataire, hébergé « dans un autre hôtel de Saint-Denis », indique M. Hochberg. Si la situation tarde à être réglée, le SIAO 93 assure qu’elle avance : « Ces messieurs se bougent tous les jours, ils mettent tout en oeuvre pour s’en sortir », affirme Grégory Hochberg. Aujourd’hui, leur situation professionnelle va vers l’obtention d’un emploi pérenne. En conséquence, « Ils sont à présent reconnus comme prioritaires pour accéder au logement, » se réjouit M. Hochberg, qui prévient toutefois que la suite dépendra en partie des bailleurs.
Malgré la situation, l’hébergement à l’hôtel n’est pas systématiquement gratuit. M. El Sharkawi nous indique devoir payer une « participation financière de l’hébergement ». C’est une participation obligatoire depuis quelques mois pour les ménages ou personnes seules bénéficiant d’un accompagnement social et ayant des revenus suffisants, explique M. Hochberg. Une mesure prise dans le cadre du plan de résorption de nuitées hôtelières en hausse. En outre, « c’est intéressant éducativement qu’il y ait cette participation financière, et ça sécurisera le bailleur de voir qu’il a affaire à un bon payeur, » estime M. Hochberg. Une participation calculée, en Seine-Saint-Denis, sur la base de 10% des revenus, à condition que le « reste à vivre » ne descende pas au-dessous de 9€ par jour et par unité de consommation. La participation minimum de 18€ par adulte n’a pas été retenue dans le département, car ce n’était « pas équitable pour les personnes qui n’ont pas de ressources, » explique notre interlocuteur.
Quant à l’immeuble du 48 avenue de la République, la ville entend le détruire pour le reconstruire. « Une reconstruction coûtera moins cher qu’une rénovation », affirme la mairie de Saint-Denis, qui décrit une copropriété défaillante et un immeuble désormais « très dangereux ». La mairie a lancé deux procédures : un arrêté de péril irrémédiable et un arrêté d’insalubrité globale. En conflit avec une partie des propriétaires, l’institution précise que l’arrêté d’insalubrité globale n’a pas pu être mis en place. « A cause de ce bras de fer, le bâtiment va sans doute rester en l’état encore des mois, voire des années, » prédit la mairie.
Sarah SMAIL et Audrey PRONESTI