Opaline, longiligne, les cheveux subtilement coiffés-décoiffés (on ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais bon), elle se déplace à vélo (vintage), un 2.55 à l’épaule (vintage également). Lorsqu’elle pose le pied à terre, c’est pour s’asseoir à la terrasse du Café de Flore et commander un espresso (sans sucre), une cigarette en équilibre entre ses lèvres écarlates. Bref, vous avez reconnu notre Parisienne emblématique. Il est facile de la reconnaître, vous nous direz : tout le monde la connaît. Jane Birkin, Sophie Marceau, Louise Follain, Lou Doillon… Ses incarnations ne manquent pas. Le problème est que personne ne l’a jamais rencontrée dans sa vie de tous les jours. Pourquoi ? Parce qu’elle n’existe pas (ou très peu) – et c’est un des faits qu’Alice prouve dans son essai.
La Parisienne étant une chimère, Je ne suis pas parisienne ne parle pas d’elle. On s’en réjouit d’ailleurs car des livres, des articles et des films chantant les louanges de la Parisienne, il y en a des tonnes – et on n’en peut plus. Ce qu’on veut savoir, c’est où sont les œuvres valorisant toutes celles constamment délaissées, moquées, dénigrées au profit de cette femme mythique ? *chant de criquets*
Heureusement, Alice Pfeiffer a entendu nos prières. A travers 11 chapitres, la journaliste analyse « ces figures qu’on ne connaît que par la moquerie ou le mépris, et qui sont essentielles au maintien du mythe » – comme l’énonce la quatrième de couverture. Chaque chapitre est dédié à une figure : la femme dite ronde, la femme juive, la femme âgée, la femme noire, la femme arabe, la femme queer… toutes y sont – ou presque. A chaque fois, l’essayiste tente de répondre à deux questions principales : pourquoi rabaisse-t-on ces femmes ? Pourquoi leur dénigrement permet-il à la Parisienne mythique de briller toujours plus ? « Le journalisme de mode en France et son racisme institutionnalisé sont indissociables d’une beauté hégémonique : la blancheur est un idéal artistocratique, porteuse de signes de luxe, d’appartenance, de but absolu », peut-on lire par exemple dans le chapitre « Ni ‘gazelle’ ni ‘panthère’, ni ‘ethnique’, ni ‘ghetto’ : pourquoi n’y a-t-il pas de Marianne noire ? »
Une autrice qui sait de qui elle parle
Afin de mener à bien son étude, Alice s’est basée sur ses expériences personnelles et sur les témoignages des femmes concernées. C’est pour cette raison que certaines figures ne bénéficient pas de chapitres – comme la femme asiatique ou la femme en situation d’handicap. L’autrice a fait le choix d’évoquer les clichés les plus répandus et de ne parler que de ce qu’elle maîtrisait. Vous pouvez donc relâcher vos épaules : aucun whitesplaining à l’horizon.
Ce qu’on retient de l’œuvre ? L’humilité et la rigueur de l’essayiste. Pour vous dire la vérité, le sujet du livre nous a d’abord fait peur. Une femme blanche, cisgenre, passionnée de mode qui veut nous parler des boucs émissaires de la nation ? Pas très rassurant. Lors de sa masterclass du 21 septembre, deux jeunes femmes à ma droite chuchotent : « Le livre est très bon ! J’avais peur qu’elle aille dans les clichés ». Mais toutes ses affirmations sont attestées et prouvées par des chiffres, des documents et surtout par les nombreux témoignages des femmes concernées. Tout en sirotant son café à une table de la Recyclerie, Alice nous explique que la question de la légitimité a été très préoccupante pour elle. Après s’être longuement interrogée quant au droit d’aborder certains sujets, elle en est venue à se dire : « Ne pas les traiter, c’est passer sous silence des trucs affreux (…) Je reconnais mes privilèges, ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas être critique. »
La Parisienne : quand le malheur des unes fait le bonheur d’une autre
Et pour être critique, Alice l’est – mais toujours finement. Pour parler des figures dissimilaires à la Parisienne, elle prend un à un les stéréotypes qui constituent le mythe, puis analyse leurs opposés. Par exemple, le cliché dépeint une Parisienne toujours mince, ce qui met de côté les femmes qui ne rentrent pas dans du 36. Ou encore, la Parisienne serait naturellement belle, ce qui exclut les dénommées « cagoles », ces femmes qui s’apprêtent de manière visible. A partir de ces réflexions, des figures émergent : Amel Bent ou Gabrielle Deydier, pour le premier cas, Loana pour le deuxième etc.
A la lecture de ce livre, un paradoxe nous saute néanmoins aux yeux : à l’ère d’une prise de conscience anti-discriminations, comment expliquer l’éternel succès de la Parisienne ?
Comme nous le démontre Alice, le mythe de la Parisienne perdure pour deux raisons, la première étant qu’il fait vendre. Sans les grands groupes de luxe que le nouveau millénaire a vu naître, le mythe se serait effondré. Ces marques sont internationalement prisées parce qu’elles vendent une version idéalisée de Paris. A travers leurs publicités, notamment, elles promettent aux touristes le packaging Tour Eiffel, Notre-Dame, macarons, parfums et… femme parisienne. Cela nous amène au deuxième point : la Parisienne est la preuve tangible que la capitale n’a jamais changé (enfin pas depuis les années 60). Pour les étrangers, c’est la promesse d’un savoir-faire et d’un savoir-vivre authentiques. Pour les traditionalistes, l’enjeu est plus vicieux : « c’est la promesse d’une France qui ne bouge pas (…) c’est la promesse d’un visage de la France auquel on va s’accrocher ; et il faut se poser la question : pourquoi est-ce qu’on veut s’y accrocher ? » s’interroge la journaliste entre deux cigarettes. Sans grand suspens, sa réponse est sans appel : « C’est l’image de la France dominante qui est esthétisée ».
Vers un mythe plus inclusif
Alors oui, la diversité est en vogue et on voit de plus en plus de campagnes publicitaires prônant l’inclusivité. Sauf que, si la diversité est à la mode, c’est mauvais signe. En bref, les marques se proclamant soudainement inclusives ne le sont pas, elles ont juste compris comment faire du chiffre. Là où le changement doit commencer, c’est en interne. Si l’on se permet de dire « je ne veux pas de stagiaire arabe, elle va voler », comme l’a déjà entendu Alice, c’est qu’il n’y a pas d’Arabes (ou pas assez) dans son cercle professionnel.
Que faire alors ? Détruire complètement le mythe de la Parisienne ou en recréer un ? Selon Alice, rien ne sert de démolir le mythe, il faudrait plutôt l’adapter, le rendre plus inclusif : comment la Parisienne s’habille lorsqu’elle porte du 44 ? comment faire un « coiffé-décoiffé » sur cheveux crépus ? Et puis, il faudrait aussi qu’on puisse être fière de venir d’ailleurs – la France est riche, ne l’oublions pas.
« Cet ouvrage est dédié à toutes celles qui un jour ont eu honte de l’accent, du métier ou de l’apparence de leurs parents, de leur poids, ou encore des baskets qu’elles n’avaient pas reçues à Noël. Elles méritent néanmoins de représenter fièrement ce pays qui est aussi le leur » Ainsi commence le livre et ainsi pourrait-on conclure ces quelques lignes. Le « Je » du titre ne fait pas seulement référence à l’autrice, il fait aussi – et surtout – référence à celle qui le lit. Si l’on vous a déjà fait sentir que vous n’étiez pas parisienne et que vous en avez souffert, ce livre est pour vous.
Sylsphée BERTILI