Peut-être, petits, vous la guettiez, l’arrivée du courrier. Lorsqu’il était l’heure d’aller le chercher, l’heure d’enlever de l’emballage plastique de votre magazine préféré, lorsque, à la fin de l’été, vous comptiez les cartes postales reçues avant de les scotcher au mur de votre chambre, lorsque vous pestiez des semaines mises par les vôtres pour parvenir à bonne destination. « Oh ça devient rare, les lettres, le papier. C’est beaucoup d’administratif et de publicités, désormais », constate Kelly. Sa fonction est une mythologie en soi et porte le poids d’un imaginaire tenace : Kelly est facteur.
Attablé à un petit troquet jouxtant la gare ferroviaire de Choisy-le-Roi, Kelly, quarante-quatre ans, raconte. Il raconte notre époque en mutation, les écrits qui se désertifient face aux notifications qui s’entassent sur nos téléphones. Il raconte un quotidien qui se transforme, un temps qui termine sa révolution, entre deux générations. Il est le témoin privilégié d’un inéluctable constat : jamais nous n’avons eu la possibilité d’être aussi connectés et pourtant jamais les solitudes ne nous sont apparues aussi grandes. Kelly le sait, car créer du lien, c’est l’essence de son métier : « C’est ce qui m’a plu tout de suite. J’ai un contact facile avec les gens. C’est une chose que j’aime bien faire, sociabiliser ». Séducteur dans l’âme et aimant faire la fête, il précise, rigolard, « c’est mon côté antillais ».
Sa Guadeloupe natale, il la quitte à vingt-cinq ans, après un BEP climatisation, un BEP mécanique bateau, douze mois de service militaire qui « t’apprennent la vie, à devenir un homme » et quelques années à travailler au noir. Il n’y a pas de travail sur son île. Alors, « pourquoi pas ne pas aller voir ce qui se passe de l’autre côté ! ». A sa mère, il annonce qu’il a pris un billet aller-retour. Il n’a pris que l’aller : « au début, je me disais, ‘je pars je prends un billet pour 5 ans’, et ça fait 19 ans que je suis en métropole. Plus le temps passe, plus j’ai du mal à partir ».
Une petite mamie qui te parle de la guerre, à qui tu ramènes ses packs d’eau pour l’aider… Tu acceptes de faire partie d’une habitude
Parce qu’ici, à Choisy, Kelly y a vite trouvé « sa petite vie ». Il arrive durant les grandes vacances. La température est douce, les journées s’étirent. A la rentrée, il trouve rapidement des missions en intérim et se remémore : « Je faisais le ménage dans une école privée. D’ailleurs, je ne comprenais pas : comment des gamins pouvaient autant salir une salle de classe en si peu d’heures ? Mais qu’est-ce qu’ils faisaient dedans ?! ». Un soir d’hiver, il va déposer son chèque, à la Poste. Sur la vitre, une petite affichette annonce « recherche un postier ». Kelly n’hésite pas, appelle dans la foulée, obtient rapidement un entretien : « On me demande si je sais faire du vélo, la base, pour les tournées. Ça m’a fait sourire. J’ai dit que oui. Je n’osais pas préciser qu’en Guadeloupe, pour aller à la plage, on était parfois à quatre sur le vélo et donc, le vélo chargé, je connaissais bien ! ». Un train passe et le bruit couvre, en partie, son rire sonore.
Le jeune facteur débute au cœur d’un mois de janvier, « en formation, en doublure, avec une factrice qui n’arrêtait pas de râler ». Le froid, insupportable, ne lui fait pas rebrousser chemin. Mais il précise, « ma première paie, elle est passée dans une doudoune. Quand tu viens de commencer, ils ne te fournissent que le vélo ». Et sa première tournée ? « J’ai mis trois heures à la faire, au lieu de l’heure et demi habituelle ». Au fil des saisons, il prend joyeusement le pli, reconnaît son chemin et sonne chez des visages de plus en plus familiers. « Même si tu n’es pas là pour rester des heures chez les gens, c’est important de les écouter. Une petite mamie qui te parle de la guerre, à qui tu ramènes ses packs d’eau pour l’aider… Tu acceptes de faire partie d’une habitude ».
Il mentionne ses collègues avec tendresse. « J’ai commencé jeunot, et ils m’ont pris sous leur aile, avec bienveillance, se souvient-il. Maintenant, c’est moi l’ancien qui accueille les petits jeunes ! ». En effet, depuis dix ans, Kelly a sa tournée attitrée et beaucoup d’anecdotes à conter.
Les bonnes d’abord. « Si tu as deux-trois bars prévu sur ta tournée… Tu ne peux pas dire non, à un café ou un verre. Tu les vexes ! » ou bien « Oui, ça m’arrive que l’on m’ouvre en peignoir ou en serviette ». Encore, il évoque « un petit vieux qui avait des problèmes à la jambe et qui ne pouvait pas descendre les étages. Il guettait mon arrivée. Quand il entendait le bruit des boîtes aux lettres, il descendait un petit sac avec une corde, par sa fenêtre. Je mettais son courrier dedans, et il remontait le tout ».
Et les désagréments, ensuite. « Oui, il y en a qui ne te disent pas bonjour. Comme partout ». Il se souvient : « Un jour, dans le hall d’un immeuble, je sentais un gars qui me regardait distribuer le courrier. Il me demande si je sais lire. Je lui ai répondu que non, pour blaguer. Il me demande, sérieusement : ‘Mais comment vous faites alors ??’, Je lui ai répondu que je mettais au pif ».
On sait qu’on construit un travail de terrain
Les clichés, Kelly y est habitué. Lorsqu’il était rouleur (être en remplacement sur la tournée d’un autre facteur, ndlr), un père de famille le rabroue, quelque peu condescendant, « le père à la porte me dit que son fils dormait et précise ‘je vais pas le réveiller, il travaille la nuit, ah vous savez pas ce que c’est de travailler hein’. Ma collègue, qui était la titulaire de la tournée, est allée le voir. Elle lui a précisé que désormais tous les recommandés seraient à venir chercher à la Poste et qu’on ne lui apporterait plus en main propre ». Kelly hausse les épaules : « Ce n’est pas très grave. Ça arrive, comme dans tous les métiers. On est solidaires entre collègues. On finit toujours par en rigoler ».
La Poste est un service fragile et, en tant qu’employé, il le déplore. « On nous répétait qu’on n’était pas assistant social, qu’il ne fallait pas prendre le temps d’écouter, regrette-t-il. Car tant qu’on le faisait ‘gratuitement’, pour la hiérarchie, il ne fallait pas perdre ce temps-là. Désormais, vu que le trafic postal baisse, l’entreprise met elle-même en place des services payants tels que ‘Veillez sur mes parents’. Mais on n’a jamais attendu, nous, pour agir comme ça. Ça prouve bien notre modeste rôle de maillage du territoire. On monte sur nos vélos. On sait qu’on construit un travail de terrain et de connaissance avec les usagers ».
Kelly finit son demi de bière. Un énième train passe et fait vibrer la voie ferrée. C’est dimanche, il faut rentrer, retrouver son épouse et ses trois garçons de quatorze, onze et huit ans – « c’est ma petite vie ! ». Demain, à sept heures, il ira préparer sa tournée et toquer chez ses habitués. On n’est jamais vraiment seul. Pour en avoir conscience, il suffit parfois d’un regard attentif posé par autrui. Kelly n’ignore pas cette vérité, voilà pourquoi il continuera à prendre son vélo. Voilà pourquoi il continuera à leur parler et à leur sourire. Et, peut-être, faudrait-il continuer à nous écrire ? Faites le test : de combien de personnes dans votre entourage, pourriez-vous encore reconnaître la plume manuscrite ?
Eugénie COSTA
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