Dix-neuf heures précises à la maison de la culture de Bobigny, la « MC 93 » parce que ça va plus vite. A première vue, s’il n’y avait pas au fond une tablée d’élèves du collège Pierre-Sémard, courageusement penchés sur leurs devoirs de maths – j’espère d’ailleurs que Pythagore les dégoûtera moins vite qu’il ne m’a confirmé ma nullité éclatante avec les chiffres, on aurait pu se croire à un cocktail d’entreprise. Sauf qu’en y regardant mieux, on y rencontre aussi une réunion de jeunes du réseau Entreprendre 93, pleins de petits groupes vautrés tranquillement sur des fauteuils, deux classes de première et terminale du lycée Eugène-Delacroix et leurs enseignants qui viennent aussi voir la pièce et qui ont l’air ravis. Et sauf que je n’ai surpris aucun regard désapprobateur sur ma tenue pas très cocktail. Bref, ça vit incontestablement plus que ledit cocktail d’entreprise.
19h30. Il faut monter les trois étages qui mènent à la salle où se joue la pièce. Une fois le fauteuil rouge traditionnel investi, les lumières éteintes, et les premiers dialogues qui se propagent dans l’air, le spectateur pourrait difficilement s’y tromper, ce qui se joue en face de lui, ce n’est pas vraiment un trou de verdure et aucune rivière n’y chante.
« Ici, on gère mais on ne construit rien »
Sur scène, c’est la vie d’un foyer d’urgence de l’ASE, pour « Aide sociale à l’enfance ». C’est Nour, Georges, Aïcha, Nikos, Abdel et les autres. Un des éducateurs en dit : « Le foyer c’est un sas d’urgence… On gère, on gère avec leurs problèmes mais on ne construit rien ». Alors ils sont huit, dix. Ils ont la quinzaine. C’est un foyer de l’ASE, avec tout ce qu’il porte à bout de bras, d’urgence, d’impuissance, de désolation, de désirs d’ailleurs, d’autre chose et d’autrement, réfrénés à coup de points, recouverts de provoc… Avec tout ce qu’il traîne derrière lui de ballotage, de réclamations du quotidien souvent vaines, de zone grise entre l’autonomie et l’accompagnement, d’éternel retour, d’amitiés contestées haut et fort et pourtant bien réelles, de tendresse maladroite, bien difficile à cacher pour les éducateurs et qui fait mal au ventre, au dos, à la tête parce qu’elle nourrit des aspirations que la pièce nous donne vite à voir comme mort-nées.
On aurait pu entendre une rivière chanter si elle avait pu chanter plus fort que ce qui se joue pour ces ados, plus fort que la violence multiforme entre quatre murs et entre deux oreilles, que la solitude et le bain quotidien d’incitation à la résignation. Plus fort que la négligence, l’abandon, l’horizon perpétuellement bouché, les tentatives de suicides devenues banales. On les voit interagir avec leurs éducateurs, un peu entre eux aussi. Tour à tour, chacun raconte à sa manière qui il est, tout seul face au public et ça sonne juste, triste et révoltant.
Donner la parole à ceux que l’on n’entend pas assez, non pas aux invisibles mais à ceux qu’on ne veut pas voir
Le projet de cette pièce, dont les comédiens ont été très bien choisis et dont la mise en scène est à la fois très simple et très belle je trouve, raconte en fait ce que Jean-Louis Martinelli et Christine Citti ont eux-mêmes écouté, regardé dans les foyers d’accueil d’urgence. C’est d’ailleurs l’un des souhaits de Jean-Louis Martinelli dans ses projets récents que de « donner la parole à ceux que l’on n’entend pas assez, non pas aux invisibles mais à ceux qu’on ne veut pas voir ». Parmi les comédiens, il y a Christine Citti, l’auteure dans le rôle de l’intervenante et narratrice qui aurait voulu transmettre son amour du théâtre, il y a Samira Sedira qui joue une éducatrice et qui avait écrit L’odeur des planches, tellement touchant, en 2013.
Je regrette simplement de ne pas avoir vu Abdel, Georges, Nour et les autres interagir plus, entre eux. Non pas que je sois particulièrement pour le voyeurisme mais j’aurais voulu les connaître plus, passer plus de temps avec eux à l’intérieur de l’heure et demie que dure la pièce. Et ce autrement qu’à travers le récit de l’énorme montagne de tragédies qu’ils ont traversées. Je regrette aussi de ne pas avoir vu les éducateurs autrement qu’à travers une forme d’impuissance mêlée de tendresse et de résignation, eux aussi.
Mais le titre, en fait tiré d’une chanson que les jeunes de Jean-Louis Martinelli et Christine Citti écoutaient en boucle, du rappeur Lartiste, ne ment pas. Parce qu’on se rend compte que l’incitation à la résignation de l’éducateur qui « sait mieux » ne prend pas et parce que, la pièce avançant, l’indignation et l’envie furieuse la remplacent. Et parce que, s’il n’y a pas de rivière qui chante, et que ce n’est décidément pas un trou de verdure, Nour, Abdel, Georges et les autres n’ont pas l’intention d’être retrouvés un jour ou l’autre avec deux trous rouges au côté droit, métaphore ou pas métaphore. Bref sans avoir pu vivre, choisir, partir, décider, rêver sans entraves et oublier.
Pour rappel, fin 2017, 341 000 mesures d’aide sociale à l’enfance sont mises en oeuvre (DRESS). Merci à cette pièce de théâtre d’avoir un peu parlé de tous ces enfants, qui en plus cumulent parfois, comme Nour et les autres sur scène, un peu trop à eux seuls pour commencer la vie.
Anne-Cécile DEMULSANT
*Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner, texte : Christine Citti, mise en scène : Jean-Louis Martinelli, du 16 au 25 janvier 2019, Maison de la culture 93
Crédit photo : MC93