Le visiteur extérieur est un peu décontenancé. En entrant dans la salle des professeurs de la cité scolaire Jean-Renoir, ce mardi, point de correction de copies ni de pause café. Il y a là quelques dizaines de femmes et d’hommes, éclairés au flash de téléphone, qui chantent en cœur des refrains qu’ils connaissent par cœur en l’honneur de Jean-Michel Blanquer.
L’ambiance est bon enfant mais la cause, elle, est sérieuse. Ce mardi soir, les professeurs de Jean-Renoir participent à la « nuit des établissements » et occupent pacifiquement les locaux de leur cité scolaire. Une forme d’action originale qui a réuni, en tout, une cinquantaine de membres de la communauté éducative de 18 heures à 23 heures. « Les grèves, tout le monde s’en fout un peu, souffle une enseignante. Et tous les collègues ne peuvent pas se permettre ce manque à gagner financier. Il fallait inventer quelque chose. »
Dans le viseur des professeurs, la réforme du lycée. Fini les filières, place aux options. Au nombre de 12 à l’échelle nationale, seulement 8 à Bondy. « L’élève de Bondy qui veut travailler dans l’ingénierie ou l’informatique n’aura pas la possibilité d’apprendre ces disciplines à Jean-Renoir car le lycée ne propose pas ces options, détaille un professeur. C’est là que l’inégalité se marque. Le lycéen de Bondy a moins de choix, moins de portes ouvertes que celui d’autres territoires, à commencer par Paris. » Un de ses collègues pointe aussi la réforme du bac, qui donne une large part au contrôle continu. « Le baccalauréat ne sera plus national mais ultra-local, regrette-t-il. En gros, un bac de Bondy n’aura plus du tout la même valeur qu’ailleurs. »
Une quinzaine d’établissements du 93 mobilisés
Les enseignants ne sont pas seuls à défendre l’intérêt de leurs élèves. Les parents, eux aussi, sont là. Une quinzaine d’entre eux en tout cas, bien décidés à se saisir de l’avenir de leurs enfants. « C’est un soulagement pour moi d’être là, glisse Natacha, maman de deux lycéennes de Terminale et 3e. Mes filles, j’aurais pu les mettre à Paris mais elles ont souhaité rester scolarisées à Bondy. Alors je viens pour échanger, pour voir que je ne suis pas seule et que les professeurs sont mobilisés dans cette lutte pour nos enfants. »
Hormis les intermèdes musicaux à faire pâlir les Enfoirés, les activistes du soir se partagent en plusieurs petits groupes, qui autour d’une table, qui assis par terre. Ici, on échange sur la mobilisation de samedi dans les rues de Bondy. Là, on joue au jeu de société de la réforme (« un jeu qu’on ne peut pas gagner », s’amuse-t-on). Plus loin, on se demande qui va bien représenter les profs lors de la réunion inter-lycées du département. L’ambiance, en somme, est celle d’une assemblée générale de syndicat ou d’université, avec ses débats et ses questionnements.
Le proviseur coupe l’électricité et déclenche l’alarme
Comme Jean-Renoir, une petite quinzaine d’établissements du département connaissent cette occupation nocturne par des professeurs et parents en colère. Mais la cité scolaire bondynoise fait figure d’exception. Si aucun incident n’a été à recensé, selon nos informations, dans les autres collèges et lycées de Seine-Saint-Denis, la mobilisation à Jean-Renoir s’est faite dans un climat un peu particulier.
Au fond de la salle des professeurs, une ombre surveille la soirée, immobile. C’est celle de Saïd Yacoub, le proviseur de Jean-Renoir. L’homme ne voit pas la mobilisation d’un bon œil, et c’est peu de le dire. Il a coupé l’électricité au début de la soirée, plongeant les locaux dans le noir. Toute la soirée, c’est lui-même qui a déclenché l’alarme à intervalles réguliers, menacé d’appeler la police pour déloger les professeurs ou agité devant eux le spectre de sanctions individuelles.
Pas question, pour autant, de s’arrêter à cela pour les enseignants. « Ce n’est pas de ça dont il s’agit aujourd’hui, souffle l’un d’eux. Le combat est ailleurs, il vise l’inspection académique, le ministère et il défend les intérêts des élèves. » La prochaine étape a lieu samedi, à l’occasion d’une manifestation dans les rues de Bondy. On planifie déjà une journée « école déserte », jeudi 21 février. Tous veulent croire que la lutte portera ses fruits.
Et espèrent secrètement qu’elle fédère largement autour d’elle. Car, pour l’instant, « il n’y a pas d’effet boule de neige », regrette un professeur. « Beaucoup de collègues sont un peu démobilisés, ils sont acculés. » Même discours chez les parents d’élèves. Rodrigo Arenas, le co-président de la FCPE, reconnaît une « forme de résignation chez certains, en mode ‘quoiqu’on fasse, ça ne marchera pas’. » A Jean-Renoir, les enseignants et parents mobilisés n’en sont pas du tout là. Ils comptent bien sur les prochaines journées de lutte pour rallier plus largement à leur cause et obtenir, enfin, la suspension ou l’abrogation d’une loi qu’ils estiment dangereuse pour les lycéens de Seine-Saint-Denis.
Ilyes RAMDANI et Sarah ICHOU